Au mois de février 2011, on commémorait les dix ans du décès de Charles Trenet.
Pour cette occasion, le quotidien régional Midi-Libre a dévoilé en exclusivité sur son site internet un extrait d’une adaptation en italien, écrite et mise en musique par l’artiste Carla Bruni, de la célèbre chanson « Douce France » du Fou Chantant, sous le titre « Dolce Francia ». L’extrait a ensuite été relayé par plusieurs autres sites internet, amplifiant ainsi l’effet de buzz.
Selon les dispositions de l’article L112-3 du Code de la Propriété Intellectuelle (CPI), les auteurs de traductions, d’adaptations, transformations ou arrangements d’une œuvre de l’esprit bénéficient de la protection accordée à tout auteur, indépendamment des droits de l’auteur de l’œuvre originale.
En d’autres termes, la traduction et l’adaptation de la « Douce France » peuvent conférer à Carla Bruni des droits d’auteur si tant est, cela va de soi, que cette dernière remplit la condition légale d’originalité qui est à la source de la protection. L’originalité peut notamment se manifester dans la manière de traduire les paroles en italien et dans la manière d’arranger musicalement la chanson d’origine : on parle alors d’œuvre dérivée.
N’ayant semble-t-il pas consenti à l’exploitation de son œuvre dérivée de « Douce France » par le Midi-Libre, Carla Bruni a récemment déposé une plainte en contrefaçon.
Les dispositions du Livre Premier du CPI protègent bien évidemment les auteurs contre les reproductions non autorisées de leurs œuvres.
Mais, au-delà de l’atteinte au droit patrimonial de reproduction, la mise à disposition sur internet d’une composition musicale de Carla Bruni sans son consentement renvoie à une prérogative méconnue des auteurs bénéficiant de la propriété littéraire et artistique :
- Le droit à la divulgation.
Lorsque l’on évoque le droit d’auteur, il est largement reconnu qu’une exploitation non autorisée d’une œuvre relève de la contrefaçon (sauf bien entendu dans les cas d’actes relevant des exceptions légales définies par l’article L122-5 du CPI telles que la copie privée, l’usage dans le cadre du cercle familiale, la courte citation, la parodie…).
Certains attributs d’ordre moral conférés aux auteurs sont également bien connus dans l’inconscient collectif.
Le fait de dégrader ou de modifier une œuvre sans le consentement de son créateur porte ainsi atteinte au droit au respect de l’œuvre (article L121-1 du CPI). De même, il n’est normalement pas possible de faire usage d’une œuvre sans indiquer le nom de son auteur, dans le respect du droit à la paternité (article précité du CPI).
En revanche, le fait que l’auteur soit le seul à pouvoir décider de la première divulgation de son œuvre est plus méconnu du public.
Pourtant, l’article L121-2 du CPI pose en principe que l’auteur a seul le droit de divulguer son œuvre.
Sauf en ce qui concerne le cas particulier des œuvres audiovisuelles dont le régime au regard du droit de divulgation est sensiblement différent et dont il ne sera pas question ici, c’est à l’auteur et à lui seul que revient le privilège de déterminer les modalités et les conditions de la révélation de son œuvre au public.
Lorsque la divulgation est effectuée par l’auteur lui-même, il n’y a en général pas de difficulté. En revanche, des questions juridiques intéressantes peuvent se poser lorsque la révélation est faite par un tiers.
Au regard de la situation analysée, le Midi-Libre a-t-il procédé à la divulgation en lieu et place de Carla Bruni (ce qui constituerait alors une atteinte) ou bien l’artiste avait-il déjà exercé ce droit, de sorte que la mise à disposition sur un site internet n’a pas porté atteinte au droit de divulgation ?
En premier lieu, la réalisation de la divulgation en termes de propriété littéraire et artistique suppose, au préalable, que l’œuvre soit considérée comme achevée par l’auteur.
La justification du droit à la divulgation se trouve précisément dans la notion d’achèvement de l’œuvre.
C’est à l’auteur qu’il appartient de décider de manière tout à fait subjective que son travail sur l’œuvre est terminé.
Au stade de l’achèvement, l’auteur n’est toutefois pas tenu de procéder à l’acte matériel de divulgation. Une œuvre considérée comme achevée peut rester au secret. Et une œuvre qui, à un moment donné, reflétait la perfection aux yeux de l’auteur peut, par la suite, perdre cette qualité. Dans ces conditions, l’auteur est fondé à revenir sur son consentement afin que le travail qu’il considère inachevé reste secret.
En tout état de cause, l’acte de divulgation réalisé par l’auteur est la confirmation implicite de ce que l’œuvre a atteint la perfection escomptée.
En deuxième lieu, la notion de divulgation implique que la création soit portée à la connaissance du public.
L’important réside dans la qualité des personnes à qui la révélation est effectuée.
Il n’y a, a priori, pas de divulgation si l’œuvre est montrée à des personnes qui appartiennent au cercle des intimes de l’auteur.
De même, il ne saurait y avoir de révélation au public si l’œuvre est confiée à des personnes tenues par une obligation de confidentialité en raison d’une clause conventionnelle ou d’une obligation au secret professionnel.
La divulgation suppose par conséquent que l’œuvre ait été portée à la connaissance de tiers absolus à l’auteur.
En dernier lieu, l’auteur doit réaliser un acte matériel de divulgation de son œuvre selon des procédés et dans des conditions choisies par lui.
Si la révélation peut, bien évidemment, résulter d’un acte délibéré de l’auteur lui-même, elle peut également être le résultat d’une attitude passive en permettant l’accès à l’œuvre par des tiers. Cela pourrait être le cas dans l’hypothèse d’un compositeur travaillant dans un local non insonorisé.
Il suffirait donc que les circonstances rendent plausibles l’accès à l’œuvre par un tiers.
La réponse à la question de savoir si Carla Bruni a été spoliée du droit de divulguer sa chanson « Dolce Francia » au sens de l’article L112-3 du code la propriété intellectuelle dépendra des circonstances dans lesquelles cette composition musicale a pu être transmise au Midi-Libre.
Il faudra déterminer clairement si Carla Bruni considérait sa composition musicale achevée au moment de la divulgation.
Il est à noter que la fuite concernant « Dolce Francia » est loin d’être un cas isolé.
Il n’est en effet pas inhabituel que des morceaux de musique échappent au contrôle de leur(s) auteur(s) (alors même qu’ils sont encore en phase d’enregistrement) par une mise à disposition du public sans autorisation des mois avant leur sortie officielle.
Cela avait notamment été le cas de l’album « No line on the horizon » de U2 sorti officiellement en 2009 mais dont les maquettes des titres avaient été révélées sans autorisation des mois avant.