Depuis le mois de novembre 2008, les éditions du Léopard Masqué, société française éditrice de littérature humoristique, ont fait paraître sous des titres aux calembours aussi évocateurs que « Le Crado Pince Fort », « La Lotus Bleue », « Le Vol des 714 Porcineys », et « L’Oreille qui Sait », des romans relatant les aventures de Saint-Tin (journaliste international) et son ami Lou (un perroquet bavard). Ces deux inséparables comparses, accompagnés du Capitaine Aiglefin (un Russe vivant au Moulin du Tsar), du professeur Margarine et des deux agents secrets Yin et Yang luttent contre une organisation mafieuse nommée L’Epeire de Fez dirigée par l’infâme Rasta Populiste. Toute référence avec l’œuvre d’Hergé est bien évidemment volontaire et assumée.
Estimant que ces romans constituaient une exploitation commerciale non autorisée des idées d’Hergé et une atteinte aux droits d’auteur dont elle est la dépositaire, la société des Editions Moulinsart a obtenu l’autorisation de procéder à une saisie contrefaçon dans les locaux du Léopard Masqué, selon les dispositions de l’article L 332-1 du code de la propriété intellectuelle, afin de récolter des preuves matérielles d’une éventuelle contrefaçon.
On le sait, que ce soit en matière de protection de marques, de brevets, de dessins et modèles ou de propriété littéraire et artistique, les monopoles conférés aux titulaires sont loin d’être absolus.
S’agissant des œuvres protégées par droit d’auteur, il existe un certain nombre de cas où le créateur ne peut faire obstacle à l’utilisation de son œuvre par des tiers. La liste exhaustive de ces exceptions figure à l’article L 122-5 du code de la propriété intellectuelle.
Pour leur défense, les Editions du Léopard Masqué invoquent l’exception de la parodie.
Historiquement, il s’agit de la plus ancienne des exceptions au droit d’auteur qui soit. Ce genre artistique, consistant à railler d’autres ouvrages en se servant de leurs expressions et de leurs idées dans un sens ridicule ou malin (selon la définition donnée par le Littré), remonterait en effet à l’époque de la Grèce Antique.
Depuis lors les hommes ont détourné de manière burlesque la création de leurs semblables, la volonté de faire rire (avec plus ou moins de succès) justifiant en quelque sorte l’emprunt non autorisé aux œuvres protégées.
L’exception de parodie a ensuite connu une consécration législative sur le fondement du principe constitutionnel de la liberté d’expression.
L’article L 122-5 du code de la propriété intellectuelle dispose ainsi que :
« lorsque l’œuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire :
4° La parodie, la pastiche et la caricature, compte tenu des lois du genre ».
Pour que cette exception puisse être invoquée, l’œuvre contestée doit donc répondre à trois critères :
- l’œuvre qui sert d’inspiration à la parodie doit avoir été divulguée, condition bien évidemment remplie en l’espèce concernant les albums de Tintin,
- l’œuvre contestée doit être une parodie,
- la parodie doit respecter les lois du genre.
En l’absence de précision du législateur sur ces deux dernières notions, la doctrine et la jurisprudence ont apporté de précieuses indications sur les conditions à réunir pour qu’une parodie soit licite.
La parodie suppose, en premier lieu, l’établissement d’une intention humoristique au travers d’un travestissement de l’œuvre originale. Les juges sont toutefois assez souples sur le caractère humoristique et le degré de travestissement d’une parodie, étant considéré que ce genre n’implique pas nécessairement le raffinement et la subtilité.
En outre, bien que le genre parodique exige des emprunts importants et précis à l’œuvre parodiée afin d’établir le lien de filiation nécessaire, l’œuvre de parodie ne doit pas rechercher de confusion avec l’original. Sur ce point, une solution ancienne du Tribunal de Grande Instance de Paris (19 janvier 1977) est que plus l’œuvre d’inspiration est connue et moins la confusion avec la parodie est possible.
Dans l’éventualité où la qualification de parodie pourrait être donnée à l’œuvre contestée, encore faut-il, en second lieu, qu’elle respecte les lois du genre.
Nous sommes ici face à une fiction juridique (à l’instar des notions de « bonnes mœurs », du « bon père de famille » ou de l’ »ordre public ») permettant aux juges de rechercher un équilibre délicat entre le droit de faire rire et les prérogatives de l’auteur sur son œuvre.
Le travestissement ne doit pas être tel qu’il porte à ridiculiser l’œuvre d’inspiration ou la personnalité de son auteur. Cela étant, la jurisprudence relève l’existence d’une certaine tradition française à l’irrévérence dénotant d’une liberté assez large laissée par les juges aux auteurs humoristiques. On l’a notamment vu à l’occasion de la relaxe du journal Charlie Hebdo prononcée par la Cour d’Appel le 12 mars 2008 dans la célèbre affaire des caricatures de Mahomet .
Si les trois conditions posées par l’article L 122-5 4° du code de la propriété intellectuelle sont remplies, l’œuvre parodiante sera considérée comme une création distincte de l’œuvre parodiée. Dès lors, la première ne saurait porter atteinte aux droits détenus par l’auteur sur la seconde et rien ne s’oppose à une exploitation commerciale de la parodie.
Suite à la saisie réalisée par les Editions Moulinsart, une action au fond devrait très prochainement être intentée ainsi que l’exige l’article L 332-4 du code de la propriété intellectuelle. Il appartiendra donc aux juges de se prononcer sur la licéité des romans des aventures de Saint-Tin et son ami Lou.
Néanmoins, il est intéressant de noter que les aventures de Saint-Tin et son ami Lou ne constituent pas, et de loin, les premières parodies existant des albums de Tintin.
La plus ancienne répertoriée est une bande dessinée intitulée « Tintin au Pays des Nazis » datant de 1944. Depuis, Tintin (ou Tientien, Zinzin, Pinpin, Dindin, Tim-Tim selon les parodies) a connu des aventures en Thaïlande, à la recherche de l’ovni 666 pour le Vanuatu, chez les Rastas, au Salvador et même dans Loft Story.
Autant de récits qui n’avaient certainement pas été imaginés par Hergé.
Une parodie récente a même repris les albums de Tintin en remplaçant le visage des protagonistes par des photographies de celle du Président Sarkozy, de son épouse, ainsi que d’autres personnalités politiques, en modifiant les textes originaux des personnages pour raconter des histoires inspirées de l’actualité (« L’Arabe aux Contrats d’Or », « Objectif Thunes », « Les bisous de la Carlafiore »).
Si l’on part du postulat que c’est parce qu’une œuvre est notoire qu’elle fait l’objet de parodies (les références faites à l’œuvre d’origine étant aisément comprises du public), c’est notamment par le nombre important des parodies dont elle est l’objet que l’on peut apprécier la qualité et la notoriété d’une œuvre.
Détourner à des fins humoristiques les aventures de Tintin peut donc être interprété comme une marque de l’immense popularité des œuvres d’Hergé, et à en juger par le nombre de parodies existantes, Tintin va encore fasciner les tintinophiles pour de nombreuses générations.